la rotonde

Carolyn Burke


Lee Miller, la femme phénix

By Marc Lambron, Le Point (Paris)
October 4, 2007

« Lee Miller dans l’oeil de l’Histoire, une photographe », de Carolyn Burke, traduit de l’anglais par Marie-Claude Rideau (Autrement, 504 pages, 25 €).

Mannequin vedette pour Vogue, maîtresse de Man Ray, amie de Charlie Chaplin et de Pablo Picasso, grande photographe . . . Une biographie et une exposition racontent les vies de Lee Miller, la nymphe au Rolleiflex.

Au moment où le Victoria and Albert Museum de Londres célèbre par une grande rétrospective le centenaire de la naissance de Lee Miller (1907–1977), les éditions Autrement publient en français la première biographie sérieuse de cette femme phénix. L’auteur, Carolyn Burke, une universitaire née à Sydney et installée en Californie, a bénéficié d’un accès à des archives jusqu’alors inexploitées, qui permettent de cerner les mystères d’un étrange trajet rimbaldien, entre haute couture, surréalisme et lignes de front.

Les vies de Lee Miller composent un destin séquencé qui incarne les incandescences du XXe siècle. Fille d’un ingénieur de l’Etat de New York, cette sylphide ressemblait dès 1925 à un mannequin de Ralph Lauren. Elle sera l’un des premiers grands modèles de Vogue, une sorte de Claudia Schiffer d’époque Scott Fitzgerald. L’année 1929 trouve cette intrépide polygame à Paris, assistante et maîtresse de Man Ray, amie intime de Charlie Chaplin, prototype de la muse surréaliste que Cocteau annexera pour lui donner le rôle d’une statue parlante dans son premier film, « Le sang d’un poète ».

De modèle elle devient alors photographe. En 1934, Lee Miller épouse un Egyptien fortuné et part vivre au Caire, fuyant bientôt les mondanités coloniales pour de longs voyages au désert, une espèce d’héroïne de Lawrence Durrell qui vivrait comme Théodore Monod.

L’Europe et ses tragédies vont reprendre cet être fractal. En 1937, dans l’entourage estival de son ami et probable amant Pablo Picasso, elle s’éprend de Roland Penrose, un peintre anglais qui est aussi l’honorable correspondant du surréalisme en Grande-Bretagne. Elle y vivra sous les bombes du Blitz, photographe du quotidien, avant de débarquer en France après le 6 juin 1944. En battle-dress, la nymphe au Rolleiflex couvre alors la libération de Paris, la bataille des Vosges, la jonction russo-américaine sur l’Elbe, et sera parmi les premiers photographes alliés à entrer dans Dachau. Un célèbre cliché la montre prenant un bain à Munich dans la baignoire de Hitler le jour même où le dictateur se suicidait à Berlin. Après la guerre, Elizabeth « Lee » Miller pose sa caméra et devient en Grande-Bretagne l’épouse assez alcoolisée de Roland Penrose, auquel ses états de service dans l’art contemporain vaudront l’anoblissement en 1966. C’est donc sous les traits de Lady Penrose que l’indomptable chimère s’éteint en 1977.

Carolyn Burke a bien senti que Lee Miller attirait les génies comme une limaille. Modèle de Man Ray et de Picasso, actrice de Cocteau, amie de Hemingway époque Ritz 1944, égérie de plusieurs libérations, celle que Georges Bataille et Michel Leiris tenaient pour la plus belle femme qu’ils aient jamais vue traversa son existence comme une longue saison blonde. Derrière cet oeil du silence qu’est toute focale, une femme bouleversée s’inventait une liberté en noir et blanc. Autant que le cours éblouissant et secret d’une vie, rendu avec une précision factuelle au-dessus de l’éloge, Carolyn Burke raconte l’histoire d’un regard. Cette biographie magnifique se tient fièrement à la hauteur de son sujet.

Exposition « The Art of Lee Miller », Victoria and Albert Museum, Londres, jusqu’au 6 janvier 2008.